La maîtrise des flux de données exige un bon entendement des solutions de traçabilité, des passerelles possibles, et des nouveaux acteurs informatiques du TRM : les plates-formes collaboratives. Garder la main, c’est aussi échapper aux saisies sur des portails multiples et valoriser ses propres outils de suivi. Avec deux enjeux : un meilleur partage de l’optimisation entre les chargeurs et les transporteurs, et une interopérabilité des systèmes de tracking.
« Cela vaut encore quelque chose d’avoir des camions dans la cour et des chauffeurs, et pas juste une belle interface. » La réflexion de Julien Depaeuw, à la tête d’une PME de transport éponyme de 220 moteurs à Lompret (59), exprime une certaine vigilance devant la digitalisation du métier, la multiplicité des solutions de tracking, des intermédiaires, et le risque de perdre un peu de valeur ajoutée. Mais elle révèle aussi de la confiance et de la résilience en tant qu’entrepreneur. Car l’expertise technologique des transports Depaeuw dépasse la présence de quelques véhicules sur un parc. Actif dans la distribution industrielle et spécialisée, le transporteur est équipé d’informatique embarquée depuis près de 15 ans. Depuis l’an dernier, il travaille avec des dalles tactiles mobiles permettant d’enregistrer des preuves de livraison et de faire des photos, entre autres. Les ordinateurs de bord sont interfacés avec un logiciel de transport qui communique par échange de données informatisées (EDI) ou Web Services avec les chargeurs. Les commandes, et en retour, les statuts de livraison, sont transmis au fil de l’eau. La PME est donc capable d’assurer une traçabilité optimale des flux.

Mais ces dernières années, soit qu’un donneur d’ordre souhaite unifier les échanges avec ses prestataires, soit qu’il veuille contrôler d’un peu plus près la marche des opérations, Depaeuw a été amené à travailler avec des plates-formes de tracking. « Sur Shippeo, par exemple, nous recevons les commandes d’un client, avec lequel, jusqu’à présent, nous communiquions par mail et par fax. En retour, on nous demande de confirmer que nous avons bien reçu la commande, que nous l’avons programmée, chargée, que la livraison est en cours, puis que nous avons livré, qu’il n’y a pas eu de litige, et que nous avons procédé à la facturation. L’opération demande donc 6 à 7 étapes que nous devons renseigner manuellement. L’alternative optimisée serait de mettre en place le même type de transmission automatique d’informations via notre logiciel d’exploitation, grâce à une interface entre le TMS et la plate-forme. C’est ce sur quoi nous travaillons actuellement. » L’entreprise a également mis en place un outil extranet interne et travaille avec Gedmouv, une autre plate-forme de tracking, « véritable interface client traitant les moyens dédiés comme externalisés », souligne Julien Depaeuw.
Conserver son savoir-faire
Jusqu’à présent, Julien Depaeuw a refusé un positionnement permanent de ses moyens. « J’ai établit plusieurs règles : d’une part, n’avoir en cabine aucun équipement autre que mon informatique embarquée. En effet, je ne peux pas poser autant d’outils que de clients auprès de mes chauffeurs. Les données de localisation de mes véhicules m’appartiennent. Je suis prêt à en transmettre une partie, mais certainement pas de manière automatique. D’autre part, j’ai exigé de transmettre les informations de localisation non pas en temps réel, mais seulement une fois la phase précédente de transport terminée. Pourquoi ? Simplement parce qu’il n’est pas pertinent de déclencher l’envoi d’un statut de livraison sur la seule information de géofencing (système d’alerte qui se déclenche à l’entrée d’un véhicule dans un périmètre défini autour d’une position géographique). En effet, si un camion doit livrer plusieurs points dans un cercle de quelques kilomètres, il peut être proche d’un client donné mais engager une coupure de conduite, et n’arriver effectivement chez le destinataire que quelques heures plus tard. On ne peut pas déduire simplement l’heure de livraison de la position d’un véhicule. »

Se défendant de « résister aux progrès », Julien Depaeuw soutient au contraire la dynamique de son entreprise, toujours à la recherche de nouveaux outils, de nouvelles technologies. « Si on n’avance pas, on meurt », affirme-t-il. Mais l’entrepreneur souhaite garder la main sur son informatique et la traçabilité de ses moyens. Pas question non plus de donner une visibilité en temps réel sur ses mètres carrés disponibles, au profit de plates-formes dites d’intermédiation. « La mutualisation, c’est bien, mais seulement quand elle est effectuée par celui qui détient les moyens roulants et humains, et qui en supporte les coûts. Sinon, elle induit forcément des prix à la baisse. Il n’est pas question que je me départisse de mon savoir-faire. Les données, c’est tout ce qui reste aux transporteurs. Notre marge provient de l’optimisation que l’on peut faire de l’organisation de nos flux ! »
10 ans de révolution technologique
La position est largement partagée par les entreprises de transport. Par celles, en tout cas, qui sont suffisamment structurées sur le plan informatique pour résister au courant de traçabilité. Il n’est pas vraiment question de refuser le suivi des marchandises, mais plutôt d’accompagner intelligemment le flux en proposant une alternative opérationnelle. Pour bien comprendre le contexte dans lequel s’insèrent les nouvelles plates-formes, il convient en effet de rappeler la révolution technologique opérée pendant les 10 dernières années dans les entreprises de transport. Nous avons d’abord connu l’expansion des logiciels TMS et de l’informatique embarquée, puis l’interconnexion de ces deux « cœurs » informatiques — reliés chacun à des périphériques de plus en plus nombreux : moteurs, frigos, chronos, bourses de fret, logiciel d’optimisation, etc.
Les retours sur investissement furent rapides et conséquents. Pour n’en citer que quelques-uns, le lien entre le « camion connecté » et « l’exploitation informatisée » a permis d’optimiser les processus de travail et de suivi des camions, de conduire une politique de maîtrise des consommations et de gestion sociale, d’envoyer des KPI à ses clients, et d’aller « chercher de la marge », entre autres bénéfices bien concrets pour les transporteurs.
Les entreprises ont réduit leurs consommations téléphoniques, puis le stockage des documents de transport, ainsi que les tâches administratives et les échanges de données entre l’exploitation, le service facturation, l’atelier, etc. Bref, elles ont joué sur deux tableaux complémentaires : la fin des doubles saisies, et le « zéro papier ». Les exploitants se sont habitués à travailler sur une seule interface, leur TMS, qui rassemble les commandes et les moyens roulants sur une cartographie.
Quand on leur demande aujourd’hui de jongler entre différentes plates-formes de saisies, pas étonnant que beaucoup voient cela comme un retour en arrière ! Mais les entreprises ont-elles vraiment le choix ? Pour conserver un client, elles doivent se plier à des cahiers des charges imposant tel ou tel logiciel propriétaire de traçabilité.
Devant tant de métiers et de manières de travailler, des plus manuelles aux plus automatisées, il est difficile de porter un jugement définitif sur les plates-formes collaboratives en général, ou même sur la pertinence d’un outil en particulier. L’usage d’une plate-forme n’est pas forcément synonyme de double saisie. Un petit transporteur qui fonctionne essentiellement par fax et e-mail verra sans doute d’un bon œil une solution de tracking lui permettant d’échanger en temps réel avec sa flotte et ses clients, à moindre frais.
Il existe toutes sortes de solutions. Des portails clients propriétaires, des sites de prise de rendez-vous ou de suivi d’exécution, avec le tracking en temps réel des flux tels que Shippeo et GedMouv (liés à une application mobile) ; des intermédiaires engagés dans une relation commerciale entre les transporteurs et les chargeurs, dont certains sont enregistrés comme commissionnaires (FretLink, Chronotruck) ; des sites rattachés à un TMS, avec l’idée de lier un chargeur à son « écosystème de transport », d’opérer des appels d’offres, de suivre les opérations et d’optimiser les coûts (Transwide, Transporeon, DDS, Acteos). D’autres encore se concentrent sur les transports spot, l’optimisation des véhicules à vides, ou plus globalement, la mutualisation des flux entre les chargeurs (Convargo, Click&truck). Dans ce dossier, nous nous intéressons surtout aux acteurs impliqués dans le suivi des tournées, et un peu moins aux négociants et aux organisateurs.

Les transporteurs « poussent » les données
Pour tracer les flux, ou déterminer les capacités résiduelles des camions sur la route, en relation avec des besoins de transport, beaucoup de plates-formes s’appuient sur des systèmes d’informatique mobile (en fournissant des smartphones, ou le plus souvent, une application à télécharger sur iPhone ou Android). D’où l’appréhension de « mouchards dans les cabines » exprimée par Julien Depaeuw, mais aussi par Romain Guillot, Directeur général délégué du groupe Dupessey à Rumilly (74), qui exploite 350 véhicules industriels. « Il faut distinguer deux types de prestations, explique ce dernier. D’un côté, le cas d’un transport dédié, où la confidentialité des trajets ne pose aucun problème, et de l’autre, celui d’un transport à la demande, où un véhicule est engagé auprès de plusieurs clients successivement ou simultanément. Dans cette situation, un acteur intermédiaire de tracking disposerait d’une visibilité sur nos schémas d’exploitation, ce qui pourrait poser question. Il est donc essentiel que ce soient les transporteurs qui « poussent » des données choisies, et non pas l’inverse. Nous travaillons actuellement avec Shippeo sur un tel principe, de manière à sécuriser la gestion de ces données, en donnant accès à un volume plus ou moins important d’informations. »
Il existe une véritable problématique de confidentialité des données, ou de responsabilité liée à un contrat de transport. Même sous couvert de « transparence », un client ne peut entrer en contact direct avec le personnel roulant, pour lui donner des instructions, par exemple. Mais au-delà de cela, la multiplicité des plates-formes peut mener à « une jungle informatique », qu’il s’agit de rationaliser. « L’optimisation logistique n’est efficace que si l’ensemble de la chaîne est gagnante ! prévient Jean-Marc Ors, Président du GTF (Groupement des transporteurs français). Lorsqu’un transporteur doit saisir des statuts de livraison sur différentes plates-formes ou portails clients, sans lien avec son TMS, on peut parler de recul technologique. Ces doubles saisies, même si elles ont pour but d’optimiser les créneaux de rendez-vous des donneurs d’ordre et de leurs destinataires, et d’apporter un meilleur service de traçabilité, représentent du temps d’exploitation, des coûts cachés. »
Beaucoup d’industriels ont une vision très individuelle de l’optimisation, au détriment de la logistique des autres parties. En bout de chaîne, répondre à leurs besoins peut s’avérer « excessivement lourd à gérer », comme en témoigne un autre transporteur (anonyme), contraint de se connecter chaque jour à quatre plates-formes émanant d’autant de clients. Equipé d’informatique embarquée et d’un TMS, mais sans connexion entre les deux systèmes, il assure une traçabilité en deux temps : « Une personne au bureau valide toutes les étapes du transport : j’accepte la commande, un clic ; je vais me présenter au chargement, un clic ; j’ai chargé, un clic ; je vais livrer, un clic ; j’ai livré, un clic. La situation se complique lorsqu’un fournisseur change la quantité demandée sans vous informer au préalable, ou qu’un lot est annulé… De surcroît, sur ce dossier, nous traitons une multitude de petits lots d’une palette au camions complet, donc d’informations à gérer par l’exploitant. Tous les jours, nous enregistrons 30 à 40 positions, des commandes sur lesquelles le gestionnaire du dossier doit revenir quatre ou cinq fois pour assurer le suivi de la traçabilité. Cela devient difficile à administrer. »

Les interfaces du moment
Pour éviter la double saisie, une solution logique consiste à interfacer son TMS avec la plate-forme considérée. Si le logiciel de transport est déjà connecté à de l’informatique embarquée, les informations peuvent ainsi transiter de la route jusqu’au système d’information du client.
A l’exemple de Transports Ageneau, qui témoignent de la démarche initiée entre GedMouv, une application d’envoie et de suivi des missions développée par le groupe d’éditions de la bourse de fret B2P Web, et l’éditeur de TMS GPI (voir le reportage précédent). « Une interface est bien en cours de développement avec GPI, confirme Audrey Cayetano, Responsable Service Produit de B2P. Nous sommes également sur des projets similaires avec 10 autres éditeurs et 3 clients qui ont développé leur propre système interne. L’une de ces passerelles est déployée et opérationnelle, permettant de transmettre les commandes sur la plateforme GedMouv. En outre, nous travaillons également avec différents acteurs d’informatique embarquée pour interfacer nos solutions, et permettre le transfert d’information automatisé des ordinateurs de bord vers la plate-forme GedMouv. Il s’agit plutôt d’une collaboration technique informelle, car aujourd’hui, la demande des transporteurs concerne surtout une connexion avec leurs TMS, qui centralisent toutes les informations. »
Tous les éditeurs le confirment, ce besoin d’interfaces est le sujet de développement du moment.
« Coté chargeurs, nous discutons pour développer deux passerelles avec des plates-formes, afin de récupérer les informations de leurs transporteurs », indique Cyril Bouvet, Directeur opérationnel de Puissance I’éditeur des TMS DST (transporteurs) et Storeway (chargeurs). Celui-ci voit d’un œil plutôt positif l’arrivée de ces nouveaux acteurs. « Ces intermédiaires présentent l’intérêt d’initier une interopérabilité entre les différents systèmes d’informatique embarquée », estime-t-il. Et de distinguer « les éditeurs de logiciels comme Shippeo qui se positionnent sur le suivi d’exécution et les marketplaces comme Fretlink ou autres qui jouent un rôle d’organisateur de transport. »
« Nous sommes en contact avec beaucoup de ces nouveaux acteurs, SHIPPEO, CONVARGO, GEDMOUV, indique pour sa part Guillaume Beauregard, Pdg de Cofisoft, éditeur du logiciel ACS Trans, qui analyse la tendance : « Cette évolution s’inscrit, je crois, dans un triple mouvement. D’une part, la traçabilité demandée par les clients finaux et à laquelle se plient les transporteurs ; mais aussi un mouvement plus vaste de dématérialisation de la gestion transport, tout cela convergeant avec la démocratisation des outils de mobilité et en particulier des smartphones. Tous ces éléments provoquent l’introduction de nouveaux entrants qui privilégient les modèles en rupture, avec une logique assez claire : la captation de flux payants. Beaucoup ont levé des fonds, parfois de façon importante, en raison du modèle juteux promis. » Et d’affirmer une approche « hyper ouverte et collaborative », sans s’interdire de proposer à ses clients ses propres solutions de dématérialisation et de traçabilité.
Dans la même approche, Arnaud Martin, directeur du développement de l‘éditeur Akanea TMS, met en avant un développement continuel de la « profondeur fonctionnelle » des échanges entre ses logiciels et les solutions d’informatique embarquée, ainsi qu’aujourd’hui, avec les plates-formes. « Nous allons très loin dans les échanges, pour répondre à des besoins divers de traçabilité en B2B, B2C, et optimiser les flux entre les chargeurs, les organisateurs, les transporteurs mais aussi leurs affrétés », explique-t-il. Akanea a développé des interfaces avec les principaux fournisseurs d’ordinateurs de bord. En option à son TMS, Il propose un « connecteur » permettant de faciliter les communications bidirectionnelles. Parallèlement, le logiciel de transport est associé à l’application pour smartphone Akanea TMS Mobilité, qui serait aujourd’hui utilisée par un gros millier de conducteurs. « Celle-ci permet d’échanger simultanément des informations entre l’exploitant de l’entreprise et son personnel roulant : envoi de missions (enlèvements, livraisons), retour de tournée avec saisie d’événements (prise en charge des livraisons, conformité ou anomalie des marchandises), signature électronique ou prise de photo du récépissé émargé, détaille Arnaud Martin. Nous avons effectué un travail d’analyse de fond des besoins métiers et des différentes typologies de missions (zone longue, distribution, …) pour assurer une interaction collaborative en temps réel entre l’exploitant et le conducteur. L’objectif est d’assurer à nos clients une cohérence complète des processus opérationnels et de pouvoir répondre à des cahiers des charges exigeant une traçabilité de la qualité de service. » Notons qu’A Plus informatique, Kratzer, Cofisoft, Teliae et GPI, notamment, ont développé des extensions mobiles à leur TMS, qui représentent des outils complémentaires (voire des alternatives) à l’informatique embarquée. Mais avec un objectif spécifique : la traçabilité.
Une interopérabilité en vue ?
Pour Jean-Marc Ors du GTF, l’avenir de la traçabilité tient dans la standardisation des plates-formes collaboratives. Il s’agit de normaliser l’ensemble des messages qui y transitent, plutôt que de multiplier les interfaces, à l’instar des messages de communication Inovert utilisés dans les échanges de données informatisées (EDI). « Si l’EDI permet d’opérer des transferts informatiques de masse, cette technologie manque de pertinence pour répondre à toutes les problématiques de la supply chain, notamment dans le cadre des livraisons du dernier kilomètre. Les plates-formes collaboratives – avec des grands acteurs comme GT Nexus, Oracle, Transwide, Transporeon ou plus récemment Shippeo – complètent l’EDI dans ce dessein, mais chacune fonctionne dans un cadre informatique propriétaire, et des processus métiers spécifiques. C’est pourquoi, au GTF, nous réfléchissons à des interfaces collaboratives. Ce projet pourrait voir le jour à la fin de l’année 2018. » (voir les trois questions à Jean-Marc Ors)
L’idée serait de standardiser l’interfaçage des TMS avec l’informatique embarquée, ainsi que les plates-formes et leurs applications mobiles. Les positions des véhicules et toutes les informations de la route, quelques soient leurs sources, seraient ainsi transmises à tout logiciel de transport. S’il n’est pas question, a priori, de créer une passerelle entre deux plates-formes de tracking concurrentes, il faudrait néanmoins que chacune puisse communiquer avec tous les TMS du marché, et les logiciels d’optimisation cartographique par exemple.
Sur un périmètre continental, Anne Sandretto Déléguée générale de TLF Overseas, milite contre les systèmes propriétaires : « Chaque entreprise doit être libre d’exploiter tel outil ou telle plate-forme de traçabilité, mais dans un cadre réglementaire et technologique défini, permettant d’assurer la sécurité des flux de marchandises et de personnes. L’interopérabilité des systèmes au niveau européen est indispensable. Nous travaillons actuellement sur ces questions au sein de comités techniques professionnels, en lien avec des administrations internationales, en vue d’harmoniser et de permettre le contrôle de ces plates-formes. Chez TLF, nous avons une vision globale des flux routiers, maritimes et aériens. Il faut envisager l’intégration des nouvelles plates-formes dans un cadre plus large, en relation avec les ports, par exemple. »
Trois questions à Lucien Besse, co-fondateur de Shippeo

« 35 interfaces pour la fin 2017 »
S’adressant aux chargeurs, Shippeo est dédié au tracking des flux de transport routier. Votre plate-forme doit donc remonter en temps réel le positionnement des camions et les statuts de livraison, via une application mobile, ou à défaut, se connecter à une informatique existante. En pratique, comment procédez-vous ?
Shippeo se considère aujourd’hui comme une « multi prise » permettant de brancher différents acteurs de la supply chain. Au démarrage, nous avons déployé plusieurs centaines de smartphones auprès de petits transporteurs. Nous proposons également une application mobile aux flottes déjà équipées de smartphones. Mais l’essentiel de notre activité est ailleurs. Nous travaillons pour de grandes entreprises — Castorama, France boissons, Viapost, Faurecia, Saint-Gobain industrie, etc. — qui emploient elles-mêmes des PME de transport équipées de TMS et d’informatique embarquée. Pour éviter de proposer à ces dernières un équipement qui ferait « doublon », la question de l’interopérabilité avec l’informatique existante est donc essentielle à notre développement. Nous avons réalisé ou visons pour la fin de l’année des interfaces avec 35 éditeurs du secteur, afin de récupérer automatiquement les informations des ordinateurs de bord et des logiciels de transport. Au-delà de cela, les transporteurs nous interrogent sur la possibilité de se connecter à des systèmes de traçabilité attachés aux remorques, plutôt qu’aux tracteurs. En effet, il est souvent plus simple de suivre les véhicules non moteur quand on fait de la rupture de charge. Nous réfléchissons également à opérer un suivi des pneumatiques (en lien avec Michelin solutions par exemple), dont les enveloppes enferment des puces permettant de contrôler la pression, tout en étant géolocalisées. Il existe donc de multiples interfaces potentielles en fonction de l’équipement existant des transporteurs.
L’objectif étant de faciliter le recueil d’informations auprès des transporteurs, et d’éviter les doubles saisies, comment Shippeo peut-il faciliter le travail de l’exploitation ?
Les interfaces décrites plus haut font gagner du temps aux exploitants de transport. Dans le même objectif, nous pouvons aussi nous pousser des informations à d’autres plates-formes. Nous construisons en ce moment une passerelle avec un portail chargeur de gestion des ordres et de validation des tournées. Le transporteur doit historiquement s’y connecter en fin de journée pour valider les opérations. Comme le transporteur dispose déjà d’un suivi de tournée Shippeo, il nous a demandé de transmettre automatiquement ces informations à la plate-forme client.
Questions à Benoît Aujay, Directeur Général de B2P Web et de S2PWeb (éditeur de GedTrans et GedMouv), et Christophe Leineinger, DSI de B2PWeb
« Un portail de services global »

Comment se distingue GedMouv parmi les plates-formes de tracking ?
Ce qui nous différencie en tant qu’éditeur, c’est la relation privilégiée que nous entretenons avec les transporteurs (nos actionnaires), auxquels nous pouvons assurer la confidentialité de leurs données. La “data”, c’est l’ADN d’une entreprise de transport: ses schémas de travail, les sous-traitants qu’elle emploie, et bien sûr ses trajets et ses positions. Il s’agit d’un ensemble d’informations considérables. Nous les stockons et n’en faisons rien d’autre. Il n’est pas question de les échanger ou d’en faire usage avec un tiers.
Par ailleurs, avec GedMouv, la solution est proposée aux transporteurs ou aux chargeurs (ou aux deux). L’avantage pour le transporteur est qu’il peut conserver la maîtrise de ses données, ce qui est une vision unique sur le marché. Il connaît le coût du système de traçabilité, et il l’intègre, plutôt que de se le voir répercuter par son client.
La force de notre projet, c’est aussi la mutualisation, c’est notre capacité de transport. En effet, la plateforme de fret B2P Web compte 325 000 véhicules actifs et Gedtrans plus de 15 000 entreprises enregistrées.
Comment allez-vous unifier ces différents logiciels ?
Nous développons un portail global de nos services qui va rassembler nos différentes entités B2PWeb, GedMouv et GedTrans. Il s’agira d’un seul point d’accès pour un grand nombre de services, les nôtres et ceux de nos partenaires. Cela permettra aux transporteurs de petite taille qui déposent du fret sur B2P de “pousser” le même ordre vers leurs sous-traitants via GedMouv, et de gérer leurs documents sur GedTrans. Dans ce même projet, nous travaillons également sur la lettre de voiture électronique, et sur une solution de contrôle des gaz à effet de serre (à l’horizon SITL 2018).
Les plates-formes vont aussi batailler sur la fluidité des données entre leurs applications et les TMS, pour opérer une traçabilité sans ressaisies. Où en êtes-vous sur ces questions ?
Notre service développement est en lien avec la grande majorité des éditeurs de TMS ou ERP du marché du transport et des chargeurs. Beaucoup de ces passerelles seront opérationnelles et communiquées à l’occasion du salon Solutrans comme Cofisoft, GPI, OMP… La majorité sera effective d’ici à la fin de l’année. Nous nous appuyons sur la dynamique et la compétence de notre équipe informatique composée de 3 chefs de projets et 16 développeurs.
Concrètement, une interface est souvent initiée à la demande d’un client. Aujourd’hui, une centaine de transporteurs ont contractualisé avec GedMouv. Il s’agit d’entreprises assez mûres sur le plan informatique. Elles attendent que soit réalisée la connexion avec leur TMS pour exploiter pleinement la plate-forme. Pour l’heure, ces flottes utilisent l’outil de manière restreinte, sur un périmètre de quelques véhicules, afin de sensibiliser leurs principaux donneurs d’ordre à la mise en place de cet outil de traçabilité mutualisée.
Comment les PME et les plus petites entreprises vont-elles exploiter GedMouv?
Beaucoup vont s’en servir pour unifier le tracking de leur flotte propre et de la sous-traitance. Les transporteurs affrétés téléchargeront l’application mobile GedMouv sur leur smartphone, pour envoyer leurs infos. Nous rencontrons également des sociétés de transport de 10 à 15 véhicules, qui n’ont ni TMS ni informatique embarquée. Ces dernières pourront utiliser notre plate-forme comme un petit TMS, pour y recevoir leurs ordres, envoyer les lettres de voiture à leurs chauffeurs, et recevoir en retour les statuts de livraison et autres informations spécifiques à leur métier.
Notre force, c’est aussi de s’appuyer sur les plus de 325 000 camions déjà présents sur notre plateforme B2PWeb, une vraie différence, puisqu’ils sont déjà chez nous.
Interview de Jean-Marc Rivera, Secrétaire général de l’OTRE (Organisation des transporteurs routiers européens)
« La menace d’une uberisation »

L’OTRE a beaucoup communiqué cette année pour dissuader ses adhérents de travailler avec les plates-formes de mise en relation avec les chargeurs. Vous visez notamment les Convargo, Chronotruck et Fretlink qui proposent un service gratuit pour le transporteur. Pourquoi cette méfiance ?
Derrière les promesses de rentabilisation des trajets retour et de paiement à 30 jours nous voyons la menace d’une “uberisation” du TRM. Si l’offre au transporteur est gratuite, la plate-forme doit trouver des chargeurs pour se rémunérer. Nous pensons que tout le système repose sur la géolocalisation des véhicules. Ces données aujourd’hui confidentielles seront demain partagées totalement et exploitables par un tiers au détriment de ceux qui les fournissent. En effet, un simple croisement de données permettra aisément d’identifier les clients des transporteurs. Nous n’accepterons pas que le patron de flotte devienne un simple exécutant sans contrôle sur les prix, alors qu’il a fait tant d’efforts pour améliorer la qualité de ses prestations, sur les plans écologiques et sécuritaires, et la traçabilité, en adoptant de nouvelles technologies, et en investissant fortement.
Vous craignez donc un détournement des données sensibles, mais aussi de la valeur ajoutée des flottes…
Tout à fait. Nous redoutons une dépossession possible du portefeuille clients, et de la maîtrise des prix des transporteurs. En effet, les exploitants de plate-forme ne se limitent pas à la mise en relation. En fixant les prix, ils exercent une véritable activité de commissionnaires de transports. Si certains sont aujourd’hui inscrits au registre des commissionnaires, la lecture de leurs conditions générales de vente tend à démontrer qu’ils n’en assument pas toutes les responsabilités…
In fine, nous redoutons un phénomène semblable à celui observé dans le tourisme où les plates-formes de réservation en ligne (Booking, Expedia…) ont coupé les hôtels de leurs clients et récupérées une partie de leurs marges. Ceci dans un contexte où la concurrence à bas coût des véhicules sous pavillon étranger, notamment de l’Est de l’Europe, met déjà en danger les entreprises françaises.